ÉDEN
par Éric McComber
par Éric McComber
Une fourmi. Encore une fourmi. On en trouve dans le lit, depuis quelque temps. Je suis courbaturé. Xhana a dormi de travers entre nous, je n’avais plus de place. J’ai pris froid. Comme à son habitude, Joe a chipé tous les draps pour s’en faire une tortilla roulée bien serrée autour du corps. Je passe d’abord une jambe au-dessus de la Noisette, qui grogne juste ce qu’il faut pour me rappeler son rang. Pirouette buto et genou contre terre sur la terra cota, bras droit tout écarlate, omoplate brésilienne imprimée dans le biceps. Xhana ronfle un peu. Réflexe des cavernes,puisqu’elle ne le fait jamais quand on dort juste à deux. J’ai franchi en tanguant les trois pas vers la chiotte. Je tiens entre mes doigts ma petite chose fl apie. Un trait chaud et cuivré fi nalement en jaillit, je m’allège de deux litres de rhum décati. Je me glisse sous la douche et c’est comme ça parfois, les bonheurs se succèdent, on empile les jouissances. Je me frotte bien partout, surtout autour du cul. Les efforts de la nuit m’ont collé de sueur. Retour dare-dare sur le lieu de leurs souffl es. Je descends au village, rictus niais sur la gueule, où je fais faire pour nous tres cafés con leche. J’ai droit à la raillerie tout à fait sympathique de la serveuse complice,
elle aussi gouinophile.
Retour à la casa. Elles dorment toutes les deux. Je verse les boissons dans de gros bols d’émail et j’apporte le tout sur un plateau d’osier. L’arôme les réveille. Les yeux de la Josée brillent déjà de mille feux. Elle fait le plein d’étoiles en dormant, celle-là, que dès qu’elle s’éveille, ça jaillit des paupières. C’est bleu, vert, pluie, glace, mer, ciel, Islande, Groenland. Les prunelles de Xhana, toutes aux antipodes, c’est noix, café, choco, pau-brazil, Bahia, nuit. Je dépose le ti-dèje entre leurs deux torpeurs. Xhana bouge et s’étire, grimace, grogne et proteste. Elle nous voit, sourit, serre Josée dans ses bras ; fait bisou dans son cou, sonore et théâtrale. Elle aspire une gorgée de sa tasa grande, soupire de gratitude et fait :
— Putaaa… café.
Elle me déboutonne déjà et me prend dans sa bouche. Mon gland gonfl e sur sa langue au contact du café et je vois mon émoi dans les yeux de Josée. Elle aussi prend son bol puis me mord sans un mot, m’enlevant aux mains d’ébène d’une tendre chiquenaude. Quand elle m’a bien poli, me remet à Xhana qui me tient d’une seule main en suçant son kawa.
Eden. Un autre jour commence. Un grand bol fume encore là tout près, juste là, mais je n’ai plus la force d’étirer le bras. Elles se réveillent en retard et prennent en catastrophe la guagua de quinze heures qui quitte pour la Havane. Nous nous donnons rendez-vous pour dans quatre ou cinq jours. J’ai encore du travail, je ne peux pas les suivre. Vaut mieux de toute
façon que je les laisse voler.
Je retourne me coucher au creux de leurs odeurs accordées. Je me relève vers les vingt et une heures, juste à temps pour gratter les restes du buffet de l’hôtel. J’échoue ensuite dans le lobby avec mon cahier noir et un litre de rhum. L’hôtel est bourré de touristes québécois, une gentille Lavalloise trop bronzée m’aborde.
— Aille. Ouère harre iou fromme ?
— No hablo inglés.
J’abandonne mon chapitre à peu près au milieu. Je monte prendre une douche. Deux gentils fascistes de Sainte-Foy entrent dans l’ascenseur. Au deuxième, une femme de chambre se joint à nous, poussant son immense chariot chargé de draps propres. L’effl anqué lui fait :
— Nice wedder, han, very sonné day, han ?
La dame sourit de ses dents mauresques. Acquiesce, baisse la tête. Le petit
râblé insiste :
— Maille frend ask you if you like de wedder. Do you hundesten ?
Spikinglèche ?
La dame écarquille les yeux, n’a plus le choix, avoue :
— Discúlpeme señor. No hablo inglés. Español.
L’effl anqué jette entre ses dents :
— Ah ben, grosse négresse ! Ça travaille din z’hotels, pis ça parle même pas anglais, asti.
La dame grimace poliment, sort au 4e. Les deux adéquistes éclatent de rire. Le petit gros se tape les cuisses.
— Astiii… Hssss. C’est ça qu’on a dans un « une étoile ». Stie. Ça coûte pas cher, mais… T’as ske tu paye pour ! « Moua pas pa’ler anglais… Moua pa’ler jusse nég’esse », hsssss… asti !
— Oué mon Claude, s’t’offi ciel, monsieur.
Le grand facho se retourne à demi, comme pour chercher mon approbation, me reconnaît, dit à son complice :
— Ris pas trop fort, y en a un aut’ en arrière, qui pa’ler jusse négwesse !
— Hsssss !
Le dodu m’adresse un salut respectueux :
— Holà Tonto. Hsssss, hss, hss. Pas pa’ler f’ançais toué non plus, Tonto ?
Je le fixe.
— Hssss, Hssssssss.
Il scille. Le grand se voûte encore un peu plus :
— Stie t’place cheap, mon homme, moué asstheure, c’est Dominican Republic all the way. T’as ske tu payes pour.
— Hssss…
Nous arrivons au sixième. Nous sortons tous. Le ventru me congédie :
— See you around, mon Tonto, hsss…
Je le prends par la manche et je le retourne d’un mouvement sec. Il me dévisage, estomaqué. Je jette :
— Primo, Tonto, y comprend toute ske tu dis depuis deux semaines. Tonto y sait que toué pis Raymond, vous allez une fois par année dans l’tiers-monde, que vous prenez des photos de vos putes, que t’as trois enfants, un 4x4 GM, pis une tondeuse John Deare. Secundo, Tonto, y va t’expliquer de quoi, mon ti-pet. Regarde ben le sol sur lequel tu pose les pieds, d’ici à ske tu décâlisse, dans trois jours. Regarde ben la face des gens, ti-caille… Paske c’est ÇA, un pays souverain. Si jamais ça t’intéresse de savoir c’est quoi un peuple qui suce pas Monon’c Sam en tsous d’la nappe, regarde autour de ta serviette de plage, c’est icitte que ça s’passe. Sinon, si
t’es pas capable d’endurer l’español, amigo… Stay out o’ my sight, you pathetic fuck… Passke : NO – HA – BLO – ING – LES !
Je marche jusqu’à ma porte et je crois bien qu’ils sont encore devant l’ascenseur lorsque j’entre dans ma chambre. J’entends :
— Crisse, y parle français ?
Je prends une longue douche. Ensuite, je lis sur la terrasse. J’habite un ex-hôtel soviétique délabré. J’ai eu la suite complète pour 100 $ par semaine, bouffe et rhum inclus. Une fourmi m’escalade la jambe. Dingue, la quantité de fourmis, ici. Drôle de hasard, pour un pays socialiste. J’aime bien, moi, les fourmis. Les derniers rayons du soleil se sont estompés et de mon observatoire au 6e étage, on distingue très bien les deux fl ottes : la grande étendue agitée des barcas des pêcheurs de Santa-Maria, puis, plus loin, la scintillante menace de l’armada Ricaine on the wing, occupée à protéger le monde libre des féroces légions cubaines qui menacent à tout instant de dévaler à ski les plaines du New Jersey armées de bombes islamiques et de javelots zoulous badigeonnés d’anthrax.
Rassuré de voir que tout le monde est à sa place, je décide d’aller m’amarrer au Bar de la Playa, prendre une camomille ou un petit lait chaud, histoire de préparer mon gros corps au sommeil, mais une fois vissé au comptoir, je commande une bouteille de Cubay.
Pour séduire les nombreux Québécois, l’orchestre nous chante une chanson de Céline Dion en anglagnol surréaliste. Y a que les Allemands, complètement pintés, qui applaudissent. Sur scène, incognitos, Alejandro Ruiz, l’ancien bassiste de Miami Sound Machine et Osvaldo de la Cerna, le tromboniste d’Arturo Sandoval. Un animateur, genre crieur de foire agricole, hurle des trucs en huit langues dans son micro craqué de la vie, espérant nous réanimer. Il a pas de chance, le pauvre. Ce soir, la foule a bien d’autres chats à fouetter. La relève est arrivée. La relève prend position le long du bar. Les contingents font rotation toutes les deux ou trois semaines, m’explique une mulata, en m’offrant ses services.
— Je paie JAMAIS pour ça, répliqué-je, moral et digne.
Elle acquiesce et baisse les yeux, me dit que c’est sa première semaine, qu’elle est étudiante, bla-bla-blaa, aqui en Cuba, es muy difi cil, senor, no dinero, no plata, no comida… Elle avise un Allemand et tourne les talons sans terminer sa phrase, comme si elle interrompait simplement une répétition.
Je vois mes deux fascistes au milieu d’un groupe. Ils ont recréé l’ambiance de la cabane à sucre dans un coin des Antilles. C’est à qui enterrera l’autre entre eux et la tribu des Grecs. Ceux-là tonitruent depuis l’heure du souper les plus grands succès de la chanson grecque en grec, par-dessus l’orchestre, complètement imperméables aux stimuli extérieurs. Osvaldo écourte tous ses solos, ce soir. Les Hélénas dansent et les Georges vocifèrent.
Moi, bien, je tue lentement ma bouteille de rhum cheap. Vladimir m’approvisionne régulièrement en glace et en soda. Le temps passe, les rangs s’éclaircissent. Osvaldo vient s’asseoir avec moi, on discute un peu, je lui sers trois ou quatre verres en rapide succession. La gentille Lavalloise l’embarque pour 100 $. Le manège habituel se déploie, les cocus montent se coucher, les autres font un peu semblant de jouer aux cartes, puis se prennent des putes, réservent des chambres à la demi-heure, reviennent en rigolant ou parfois, pensifs. Finalement, après une version syndicale de la pas toujours pertinente Hasta Siempre Commandante, l’orchestre se tait. Plus tard, Vladimir arrête son CD de techno-latino de Miami… Je commence à voir double. La vie redevient tolérable, je sens l’océan m’appeler, les odeurs fantastiques de la mer et des plantes, le sel et le sable et le mariposa… Je me sens tout heureux. Je m’ennuie des filles, un peu mais pas trop. Je me lève, m’étire, je titube jusqu’aux toilettes. Je reviens prendre mes affaires et je vois qu’une petite potelée a pris place à côté de mon sac.
— Holaaa, elle lâche, l’air découragé.
Elle est vraiment pas jolie. Seize ou dix-sept ans, la bouche trop mince, le nez trop petit, d’immenses bajoues gâtées qu’on aurait pu croire gourmandes, n’eut été du triste démenti de ses yeux, pingres et éteints.
— Que bolà, je réponds, laconique mais branché.
— Estas bonito.
Je la remercie, retourne le compliment sans trop d’enthousiasme, me prépare à partir, saoul, fatigué. Elle me quémande un verre, que je lui offre. Elle y trempe à peine les lèvres, me demande d’où je viens, on joue aux devinettes. J’invente n’importe quoi. Je dis que je suis hockeyeur pro, que je joue pour les Canadiens de Montréal, que c’est un peu comme jouer dans Habana Industriales au baseball. Elle comprend. Elle demande si je la trouve vraiment belle et je mens une deuxième fois.
Je lui demande ce qu’elle fait dans la vie… Elle étudie dans les télécoms, mais elle aimerait aussi faire médecine. Je demande depuis quand elle tapine. Elle sursaute. Faut les voir, nier tout, au début. Faut voir au moins une fois. Elle fi nit par dire que c’est sa première semaine. Elle enchaîne en se plaignant des clients de l’hôtel, déplorant leur peu d’entrain. Elle est pourtant la seule à ne pas s’être trouvé de client, ce soir. Je paye ma bouteille, elle cherche mes yeux, je quitte mon tabouret. Elle demande si j’ai pas besoin d’une petite chupa, pas cher… Je réponds qu’on pourrait marcher un peu sur la plage, sous les étoiles, puisqu’elle n’a rien de mieux à faire en attendant l’autobus des maques qui vient la rechercher vers les 5 h. Nous partons, elle qui claudique dans ses talons-hauts trop grands, moi qui vais de travers, plein comme une outre. Elle me raconte d’une voix traînante sa vie sous forme de statistiques ; 3 frères (10 ans, 14 ans, 27 ans), 2 soeurs (15 ans, 23 ans), 2 pères (34 ans, 64 ans), une seule mère (sans âge) ; son frère cadet a remporté 4 championnats régionaux en boxe, elle-même a obtenu 3 prix d’excellence académique, deux de plus que sa grande soeur, qui elle demeure à Trinidad depuis 5 ans. Elle est pas seulement moche, la petite pute, elle est tuante. Rareté cubaine, elle a pas de poète favori. Elle a pas de groupe favori non plus. Elle a pas de fi lm favori. Elle aime pas danser. La perle rare, je dis. Ce qu’elle fait dans ses loisirs ? Elle regarde les soaps d’État à la télé. Elle aimerait bien se faire un bon coup d’argent cette semaine à l’hôtel. Elle veut s’acheter des robes, manger des chocolats ; je dors presque. Elle remarque mon enthousiasme et commence à frotter mon pantalon. Je soupire.
— Cinco dolares, señor.
Cinq dollars.
— Aqui, je fais, en lui tendant un billet de 10 $.
Pour la conversation, je dis. Je sens monter en moi le sentiment noble de la droiture. L’élévation que ressent l’homme de bien. Elle me regarde, horrifiée. Elle pleure. Elle dit qu’elle est moche, que personne ne voudra jamais l’engager, qu’elle trouvera jamais de mari, qu’elle aura jamais d’enfants, que même pour 5 $, dans le pire hôtel du pays, un vieux touriste gras et solitaire ne veut pas qu’elle le suce… Je lui tapote l’épaule, je la rassure… J’explique que je suis ici avec mes deux amies, qu’on a beaucoup fait l’amour, que j’aime pas l’idée de payer pour des servicios sexuales, surtout pas dans un pays pauvre, que j’adore, et dont je respecte les habitants, blabla, blabla… Faut croire qu’elle écoute rien de ce que je dis, elle s’agenouille dans le sable et baisse mon short.
— Dejame por favor…
Là, je sais plus. Si mes paroles l’ont inspirée, qu’elle a un élan de tendresse, si je la charme, c’est bien ! Après tout… La voie lactée, le vent du large, les vagues… Le fi lm softcore dont vous êtes le héros… L’ennui, c’est qu’elle sait pas faire et que je suis pas du tout bandé. Je décide de mettre toutes les chances de mon côté, je m’oriente pour avoir une vue sur l’océan, la lune, aussi, dont le refl et se découpe sur ses lèvres qui me mastiquent. Ça y est presque. Je me concentre sur le souvenir de la chatte de ma petite Josée… La plus belle des petites chattes, ferme, musclée, dorée, douce, compacte… Ça y est.
— Bueeno, elle chuchote.
Ça m’excite, les chuchotements.
— Te gusta ?
Mais oui, ça me plaît. Suffi t d’oublier un peu la réalité. Je jouirai jamais, par contre… Ça c’est sûr. Comment lui faire comprendre ? Je lui prends la nuque pour la relever. Je dis :
— Muchas gracias.
— No mas ?
Mais non, rien de plus. Je veux bien aller me coucher, moi. Je remballe. Buenas noches. Elle trottine derrière moi, s’inquiète… C’était pas bien ? Elle ne me lâche pas… Je remonte jusqu’au bar, maintenant fermé. Personne. Elle me suit toujours, silencieuse, le long du petit sentier en lacets qui mène à l’hôtel. Elle me rattrape, veut me rendre le billet. Je refuse. Je dis que c’est un cadeau. Pour sa famille. Pour ses robes.
— Uno regalo para ti, bonita.
Ça la rassure. Elle me serre contre elle. Je lui tapote le dos, paternellement. Tiens, y a le Claude de Sainte-Foy qui remonte de Dieu sait où. Il me salue, complice. Regarde la petite.
— Vive la relève ! il fait, le con.
— No hablo ingles.
— Hssss… On a skon paye pour…
Je tente de larguer ma puta fea, mais elle n’a nulle part où aller, elle a froid, si je pouvais seulement la laisser attendre la navette des maques dans ma chambre, elle ferait pas de bruit, elle me laisserait tranquille, dehors c’est dangereux…
— Ah oui, les ours, je fais.
— Que ?
— Nada.
Bon, d’accord, je fais. Ça peut pas faire de mal… Y a trois lits dans la suite… Tant pis… Toute joyeuse, elle marche à mes côtés en me prenant le bras, nous voilà casi-fi ancés. Devant la porte de l’hôtel, il y a Juan, le gardien de nuit. Il me désigne la petite et me demande 5 $. Pas le droit, il explique. C’est pas pour lui, le 5 $, c’est pour la police. Quand la police vient inspecter, il faut les graisser. Je suis fatigué, je suis saoul, j’en ai marre… Je crache le billet. C’est dingue. Nous montons à ma chambre par un escalier discret.
Je m’assieds dans le noir sur la terrasse et je me verse un scotch. Je lui en offre un, elle refuse. Elle est de bonne humeur, au moins, enfi n. Elle entreprend de me masser le cou. Comment lui dire qu’elle est en train de me causer des dommages irréversibles à la moelle épinière ? Je lui demande de s’asseoir, de prendre ça relaxe, je regarde l’heure… Je pars prendre une douche. Je reviens sur la terrasse, elle n’a pas bougé. Elle voudrait bien se laver aussi… Je n’y vois pas d’objection. Elle ressort quelques minutes plus tard, complètement nue, toute perlante et pimpante de gouttelettes d’eau tiède. Elle s’assied sur mes genoux, me présente sa poitrine. Je souris. Elle se relève et s’accoude sur la rambarde pour regarder la mer. Elle tortille du panier, commence à se branler. M’appelle. Bon. Je veux bien essayer.
Je mets une capote. Je suis mou, ça entre mal… Elle se retourne et me suce pardessus le plastique… Sordide. J’ai pas envie… Elle réussit tant bien que mal à me requinquer un peu. S’affale sur la table, l’anus au clair de lune. Ses fesses encore mouillées, c’est esthétisant ; je fais abstraction de tout le reste, je la prends comme il faut… On dirait même qu’elle aime, elle gémit pour la première fois. Pendant quelques minutes, ça me plait presque, je me prends au jeu de la faire jouir. Je la caresse par dessous, j’emploie des rotations, je me retrouve dans mon élément, j’en oublie presque que… Merde ! Merde, merde, merde ! Je suis en train d’essayer de faire jouir une petite pute moche, sans doute mineure, sur ma terrasse… C’est fi ni. Je me retire. Je m’excuse. Je rentre dans la chambre sans la regarder. J’entends ses pas clapoter derrière moi. Je m’assieds sur le lit en évitant son regard. Ça commence à devenir malsain. Elle me remercie. Dit que c’était merveilleux. Son ton est celui d’une mauvaise comédienne. Je lui demande si elle a un amoureux. Elle répond que oui. Je la regarde enfi n, et je remarque qu’elle n’est pas du tout grasse, mais plutôt… enceinte. Mes poils se hérissent. Combien de mois ? Elle refuse de répondre. Nie tout. Elle a commencé la soirée en niant être pute, elle la termine maintenant en niant être mère. Je lui refi le un autre billet de 10 $, pour le petit, je fais. Grand seigneur. Elle dit que non… qu’il manque 10 $ ! Je reste si-dé-ré. Elle fait les comptes sur le bout de ses doigts…
— Pora la chupa en la playa, chingadas (dos veces)…
Une au balcon, l’autre sur la table, plus la mini-chupa par-dessus la capote, ça compte, en plus ça a pris du temps, tout ça… La cabesa me tourne. C’est pas pour l’argent, elle a a-do-ré, mais c’est si diffi cile, Cuba señor, muy difícil, mucho trabajo, no dinero… D’un air amène, elle s’assied devant moi au pied du lit et me prend dans sa bouche, se met à sucer, me lance un clin d’oeil, s’arrête, susurre :
— Regalito para ti, señor.
Ah bon. Elle y va. Ça fait pas tellement effet, je suis un peu dépassé et j’en ai assez marre, en fait. Tout à coup, une clé farfouille dans la serrure de ma porte de chambre. Je fi xe l’entrée, incrédule. Un colosse hirsute surgit, marche à toute vitesse vers moi en éructant des trucs en argot par sa moustache aussi grande qu’un caniche ! Je ne comprends rien à ce qu’il raconte, je me lève, nu, comme ça, là, la queue encore dégoulinante de salive… Je lui hurle de foutre le camp en hispanoanglo- joualvert… La petite pute se relève, lui répond, le rassure… J’aperçois Juan le gardien, dans le cadre de la porte. IL ME SOURIT ! Pas rassuré, mais assez saoul pour ne pas mesurer les conséquences, j’agrippe le géant au collet et je le précipite dehors. Le gardien, appaisant, me demande :
— Everything O.K. ? Everything O.K. ?
— Fuck you ! Never come in my fucking room, I’LL KILL THE LOT O’ YOU ! And NO HABLO INGLES !
Je claque la porte. J’entends tous mes voisins qui se lèvent, se demandent ce qui se passe. Je me retourne. Ma petite mama-puta est déjà toute habillée, elle pointe la porte :
— Mi jefe, elle dit.
Son chef. Pas de socialisme dans les réseaux de putes, apparemment. Je lui refi le son fric. Elle a gagné deux mois de salaire en deux heures. Elle me jure qu’elle arrête, qu’elle travaillera plutôt aux champs, ou à la fabrique de cigares, à l’avenir. Génial, je me dis. T’es le dernier des cons, je me dis. Je lui donne un bécot sur la joue, attendri par le rhum, sans doute. Elle sort sans se retourner. Le maquereau est là, appuyé contre le mur. Je le pointe entre les deux yeux d’un air baveux. Il m’ignore souverainement et ils partent tous les deux. J’émerge vers 14 h. J’ai trois fourmis sur le bras. Je regarde par terre, il y a une autoroute de fourmis. Je m’étire, me gratte le ventre, les couilles, la barbe. Je suis du regard le fl ot des hexapodes. Je sors pour voir où ça mène. La caravane naît de sous mon matelas, passe par-dessus la rambarde du balcon, et descend le long du mur de l’hôtel. Je repars dans l’autre sens, je longe la fi le jusqu’à mon lit pour me rendre compte que la piste aboutit carrément dans la corbeille, au pied de la table de nuit. Je plonge la main dans les mouchoirs, m’attendant à trouver un fruit moisi. Y a rien. Je me gratte la tête, perplexe. J’amène la corbeille sur la terrasse et la vide par terre. Les fourmis sont partout… C’est la confusion. Dans les mouchoirs, dans les papiers… Dans… Elles sortent des condoms… Des centaines de fourmis ! Transportant sur leur dos des fardeaux de sperme séché qu’elles ont roulé en boules. Je ne me sens pas bien… Je perds l’équilibre… Je rentre dans la chambre en titubant… Je remarque d’autres colonnes allant et venant sous le lit, entrant et sortant du chemisier gris de Xhana, là, par terre… Encerclant la culotte de Josée sur le divan… S’agglutinant à une tache le long du mur, près de la salle de bains.
Je ramasse les draps, le linge, les fourmis, je jette le tout en tas sur la terrasse et je ferme la porte-patio. Puis, je pars bouffer en songeant que, quand même, mes couilles nourrissent tout un peuple. C’est pas rien.
*
Éric McComber is the author of two novels, Antarctique (Triptych, 2002) and Sans connaissance (Littératures autrement, 2007) -- formerly La mort au corps (Triptych, 2005). He's edited Moebius and published numerous short stories. He works as a translator.
Here's a review:
Sans connaissance
Dans ce roman à la langue crue, détonante et pleine d'humour, Éric McComber nous raconte l'histoire tragicomique d'Émile Duncan, de son enfance dans le Montréal-Nord des années 1970 -- entre violence et "granolisme catho-colonisé" -- jusqu'à sa plongée dans la sensualité brute et l'alcool, entre neige sale et ciel bleu.
Éric McComber est né à Montréal en 1964. Il suit un parcours chaotique, à l'image de son antihéros, jusqu'en 2002 où, convaincu par un ami, il fait lire et publie Antarctique, un premier livre déjà décapant. Avec Sans connaissance et sa réinvention du joual, argot populaire québécois souvent méprisé, il est devenu l'un des écrivains les plus remarqués de sa génération.
(sansconnaissance.blogspot.com)
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